La réputation
Chacun sait qu’un seul mot venant d’un proche, voire d’un inconnu, peut aussi bien redonner courage et vie que blesser mortellement l’âme. De ce que l’on dit (fari) ou pense (putare) de nous, naissent soit la fama (laquelle, avant d’être «gloire» ou «célébrité» est d’abord une nouvelle, souvent incontrôlée, qui se diffuse rapidement et largement), soit la réputation, faite des opinions, des jugements, des façons, positives ou négatives, dont on est «estimé» ou «considéré» par autrui. Il serait hasardeux d’estimer que la réputation relève moins de ce que l’on est que de ce qu’on a fait, publiquement. Répondant assez mal à la volonté, aléatoire et peu susceptible d’être contrôlée, elle ne se réduit cependant pas à une simple «extension» du moi, pas plus que l’habit ne fait le moine. Elle est une forme de présence d’autrui et de la société en moi, dont je ne puis (ni ne veux souvent) me départir et qui, un peu comme un accent dans la façon de parler, m’annonce, me précède («elle arriva pour un concert à Paris précédée d’une réputation sulfureuse…»), me préfigure, me porte… C’est pourquoi, comme à l’honneur autrefois, l’atteinte à la réputation écorche non l’apparence mais la personne elle-même. Certes, on peut rester coi, vivre heureux en vivant caché, mais si l’on a recherché une «visibilité», la renommée ou la célébrité, et qu’on les a gagnées par son travail, ses talents, ses exploits, son art, alors leur amenuisement ou leur volatilisation seront vécues comme une sorte de mutilation, qu’accompagne la souffrance du «retour à l’anonymat». C’était le cas, jadis, de certaines figures du sport ou du spectacle, dont plus personne ne retrouve les noms ni ne sait qu’elles eurent à une époque une immense popularité.
La révolution numérique, les réseaux sociaux, la communication instantanée et généralisée ont modifié les choses. La réputation n’est plus attachée à une notoriété acquise par ses œuvres (peu importe leur nature: cinématographiques, architecturales, culinaires, sportives, artistiques, littéraires, graphiques….) mais peut naître en quelques secondes d’un tweet, d’une story, une image ou une vidéo qui «font le tour du monde». Plus encore: elle est liée à la simple «activité», souvent ludique, à laquelle chacun(e) se livre sur les réseaux sociaux et qui, volens nolens, suscitent une e-reputation, tantôt durable, le plus souvent éphémère, mais, du fait qu’à sa formation contribuent de parfaits inconnus, totalement incontrôlable et à la merci de tous. Dit autrement, chacun à présent est une «personne publique», dont la personnalité réelle, intime, peut être totalement ignorée, mais dont comptent essentiellement le «profil», les posts et les «activités». Cela peut évidemment lui valoir une grande e-reputation, mesurée en likes et en nombre de followers, mais l’expose aussi clairement – quand bien même il aurait tout fait pour mesurer ses paroles publiques, ne rien dire qui puisse être mésinterprété – à n’importe quel avis aléatoire, aux médisances, aux perfidies, aux harcelements en tout genre. Il suffit d’un message, repris et relayé avec une incompréhensible et ignoble gourmandise – un ragot, un persiflage, une calomnie, une allégation gratuite… – pour ruiner une réputation, ou plutôt l’inverser en «mauvaise réputation», sceau infâme imprimé non sur les «habits» de la victime mais sa peau même. Que s’est-il passé dans la société pour que naisse à si grande échelle le désir de dénigrement, de diffamation. Si « l’ homme est un loup pour l’homme », la guerre, on le sait est de tous contre tous. Mais qu’advient-il s’il se mue en corbeau, postant, la nuit, dans des réseaux asociaux, messages et lettres de délation?
Robert Maggiori
© Les Rencontres Philosophiques de Monaco